Fominskoïe se trouve sur une colline, descendant abruptement vers
la rivière. J'avance jusqu'au séchoir à blé,
jette un coup d'oeil sur la rivière, et mes jambes me portent tout
naturellement vers elle. Je cours, à m'en couper le souffle et j'ai
peur de freiner au risque de tomber. Je passe en courant devant les deux
portes peintes en rouge d'une remise à foin, puis devant une grange,
qui surélevée par des pierres ressemble à une chaumière
sur les pattes d'un poulet , devant une aire et voilà, je débouche
enfin sur la rive, sommet de mes joies enfantines, - la rivière
Ioug (Sud). Sur la berge - un moulin, frappe avec ses pilons, concasse
et bat le lin afin de produire de l'huile. J'entends presque imperceptible
le bruit des meules qui s'activent.
En face du moulin la rivière est peu profonde, parce qu'elle
est retenue par les laves en amont du village. L'eau arrive sur le moulinet
par un chenal. A l'endroit des basses eaux les femmes battaient (frappaient)
avec les battants les braies de leurs maris, et les bambins s'ébrouaient
et attrapaient avec leurs chemises les fretins.
En amont des laves, s'est formé un étang, le barrage,
endiguant l'eau, faisait une anse pouvant atteindre 80 mètres de
largeur, la profondeur après les laves était assez importante.
Après les laves, en descendant - un tournant. A nous, les garçons,
il est interdit d'aller vers le tournant - au risque de noyade. Par contre,
en aval des laves et du tournant, où l'eau en circulant en cascade
a apporté du sable, l'étang est peu profond, et cette partie
est investie par nous - la marmaille. On peut ici passer la rivière
à gué, l'eau ne dépasse pas la ceinture, il y a beaucoup
de goujons et encore plus de fretins. Ici on peut se baigner. C'est pour
ça que nous passons ici la plus grande partie de la journée,
on nous y laisse aller, car nous sommes bien en vue. Nous avons des difficultés
pour attraper les goujons, nous ne manipulons pas des lignes, par contre
les fretins sont à nous. Etrange poisson que le fretin, inclassable
un peu cabotin. En cliques ils s'emparent de tous grains de poussière
tombés dans l'eau et se font à leur tour attrapé en
masse par nos épuisettes. Avec notre pêche, tout fiers, nous
rentrons à la maison.
Fatigués jusqu'à l'épuisement, nous remontons
la côte. Difficilement, traînant les pieds, on suit le sentier,
ce même sentier que l'on dévalait à corps perdu le
matin. Souvent je ne veux pas rentrer, alors pour prolonger ces instants
précieux je m'allonge à l'ombre du séchoir de foin
de mon grand père. L'herbe haute m'enveloppe presque et masque le
monde qui m'entoure. Je suis couché et hormis le ciel et l'herbe,
je ne vois rien. Les papillons voletant, les sauts des grillons des champs,
le bourdonnement des abeilles au dessus des trèfles me détournent
de mes anxiétés. Couché sur le dos je regarde le ciel.
Je regarde les nuages s'entrelacer et j'imagine à quoi ils peuvent
ressembler. Enfin, j'essaye d'entrevoir ce qu'il y ait encore plus haut
par delà les nuages. Mon père m'a dit un jour, que le ciel
n'a ni de fin ni bord qui le délimitent, qu'il est infini. Couché
j'essaye d'imaginer cet infini et je pense que si je me met à voler
vite, comme l'hirondelle, je volerai un nombre infini de jours, mais le
ciel sera toujours aussi lointain, et je n'arriverai jamais jusqu'à
sa fin. Alors, je sens que quelque chose s'obscurcit dans ma tête,
des cercles apparaissent devant mes yeux, je ne suis plus sur la terre,
le lien avec elle est perdu. Cette sensation dure longtemps, même
si en réalité elle ne dure qu'un instant. J'ai ressenti de
telles sensations trois fois dans ma vie et pratiquement toujours au même
endroit, dans l'herbe, couché en regardant le ciel, auprès
du séchoir à foin de mon grand père.